7 - LE DOIGT DE DIEU
Pays Toraja
Région de Rantépao
Sulawesi – Indonésie
Hortengul se hâtait à travers le jardin peigné, se déhanchait telle une dinde, inspirait scientifiquement afin d’arriver plus vite à la « Serre des Passions », devenue aujourd’hui « L’Écritoire des Vitalités Retrouvées », mais tout à coup il s’arrêta, changea d’avis, bifurqua dans une allée perpendiculaire qui menait à un petit bassin entouré d’un terrain sablonneux.
— Ce caprice subit prouve que la fougue de la jeunesse est entrée en moi, jubila-t-il. C’est un signe évident de la réussite du transfert.
Il rit, lèvres serrées, comme un garnement fier d’un mauvais coup. De l’endroit où il se trouvait, sur le sentier balayé, il apercevait le plan d’eau et le sable blanc.
— Cette belle terre immaculée, se dit-il, sera le support rêvé de l’écriture interrompue.
Il bondit d’une jambe sur l’autre, poussa de curieux piaulements de chaton :
— Ô joie de la création intempestive ! Me voici animé de spontanéité : à moi la poésie brute !
Il heurta la margelle blanche du bassin, n’eut qu’un vague regard pour les somptueux poissons noirs qui occupaient la vasque, leur tourna le dos, s’agenouilla sur le sol qu’on eût dit recouvert d’une couche de farine.
— Page sublime, s’extasia-t-il en frappant dans ses mains. Que de virginales merveilles vont s’épanouir là-dessus ! Comme mon savant index va me rendre heureux !
Il enduisit de salive son doigt magique, le dressa verticalement dans le ciel pur, cligna des yeux à cause de la vive lumière du matin.
— Le doigt de Dieu ! murmura-t-il, transporté.
Pour imiter l’écolier appliqué, il plaça sa langue entre ses dents, la coinça de ses lèvres pointues, puis il commença à écrire en lettres capitales un puéril jeu de mots, pour la mise en condition :
LE BATELEUR CROYAIT PARTIR EN AVION.
IL EST PARTI EN FUMÉE.
— Ah ! se félicita-t-il, voilà un début prometteur, très joyeux.
Il inspira le parfum des fleurs, observa, entre ses paupières mi-closes les cocotiers qui se penchaient vers la vallée, se remit à l’ouvrage, la langue dehors :
Pendu par les ergots
Le coq entonnait sa romance à l’envers.
Le soleil se couchait, penaud.
Il ânonna son chef-d’œuvre, se délecta de cet enfantillage.
— Ce n’est peut-être pas génial-génial, convint-il, mais que de fraîcheur ! Cette image est meilleure que toutes celles que j’ai imaginées jusqu’ici. Je suis sur la bonne voie : cela ne fait plus le moindre doute.
Il se déplaça un peu, sur ses genoux, et suça à nouveau son doigt qui était blanc jusqu’à la seconde phalange, puis il se pencha à nouveau, planta le doigt de Dieu dans le sable, sans prendre le temps de réfléchir.
— Au plus l’exécution sera sommaire, au plus ce sera beau. Fonçons !
J’avais des poux Lui des poules
On était faits pour s’entendre.
On a tout mélangé
Dans notre basse-cour il y a même un lézard
Et un petit zébu
Nous irons loin.
Ce texte-là, il le psalmodia à plusieurs reprises ; à force de le répéter, il devint une sorte de comptine qu’il savait par cœur.
— C’est délicieusement naïf, analysa-t-il, mais contient en même temps un baume d’humour qui a fait son chemin. Diable, que cela est intéressant ! Je dois renouveler l’expérience avec un poète de renommée internationale : quelqu’un qui a réussi à convaincre un large public de son talent.
Il effaça ce qu’il venait d’enfanter dans la gaieté, puis il se releva ; cet effort lui arracha quelques grimaces de douleur.
— Me voilà aussi souple qu’un vase grec, soliloqua-t-il. Cet imbécile de Pinocchio ne sait plus me masser.
Il se dandina vers le Palais en criant :
— Pinocchio ? Mauvaise graine, où es-tu ?
Seul le vent répondit à cet appel inutile : sa voix, qui manquait d’ampleur, alla se perdre dans les rizières, en contrebas.
— Où se dissimule ce benêt ? ragea-t-il. Chaque fois que j’ai besoin de lui, il disparaît !
Il finit par repérer le souffre-douleur, assis, en contrebas, sur les marches des cuisines, là où il l’avait laissé, la tête entre les mains.
— Et alors ? hurla-t-il. Je t’appelle depuis des heures !
Pinocchio trébucha en se dressant, accourut au-devant de son sinistre maître qui lui dit :
— Empresse-toi de convoquer Ptah Heo, le célèbre écrivain chinois, le vieux bambou qui a tant de chic. Que ce bougre-là soit ici demain au début de l’après-midi.
— Pour un nouveau transfert ? questionna Pinocchio, effaré.
— Tu as deviné, cortex d’insecte ! Bien entendu, avant l’expérience, je prendrai un bain.
— Encore ? lâcha Pinocchio, la gorge serrée.
— Ce type de fantaisie ne te regarde que dans la mesure où tu es autorisé à la réaliser. Ce bain-là, digne de la plus haute poésie, sera de larmes.
— Quoi ? s’étrangla le bouc émissaire, de larmes ?
— Tu as bien entendu, cafard, de larmes, de pleurs, si tu préfères, pleurs de femmes, pleurs d’enfants, de vieillards… Attends, non, pas de vieillards, on ne sait jamais ! D’hommes de trente-cinq ans, tout au plus.
— Mais il faudra une véritable armée pour récolter de quoi remplir une baignoire entière, s’affola Pinocchio, indigné.
— Et alors ? s’impatienta Hortengul, l’armée nous l’avons, non ?
— Mais comment convaincre des milliers de personnes de pleurer, Maître ?
— Par quels moyens fabriquer des larmes, tant de larmes ? l’imita Hortengul en exagérant la mimique de Pinocchio. En torturant un peu la mauvaise engeance, par exemple ! En taquinant les femelles : ignores-tu que ces catins sanglotent pour des riens ?
Pinocchio dévisagea son maître sans aménité : il trouva hautement ridicules ses boucles d’oreilles en bois, représentant des corbeilles de fruits rouges, mais il ne lui vint aucun reproche à la bouche : son esprit se remplissait de tout ce monde innocent qu’il devait réduire en pleurs.
— Et bien ? le gronda Hortengul, qui n’appréciait guère qu’on le toise. Qu’attends-tu pour te mettre à la tâche ? À ta place, je serais déjà dans les cuisines, là-haut, à gourmander les petits mitrons, un lacrimoir dans chaque main !
Pinocchio hocha la tête et s’éloigna.
— Attends ! le rappela Hortengul. Souviens-toi que la baignoire doit être pleine à ras bord : en m’y glissant, je veux entendre vivre ce liquide ; qu’il coule à petits clapotis, qu’il chuinte autour de moi pour couronner mon plaisir, comprends-tu ?